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Βιβλιοπαρουσίαση:
Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur
Annie Geffroy
p. 147-149
Référence(s) :
Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2000, 216 p.
Texte intégral en libre accès disponible depuis le 06 mai 2008.
1Après un Dictionnaire des couleurs de notre temps (Bonneton, 1992), et une exploration des Rayures (Le Seuil, 1995), M. Pastoureau nous donne une passionnante synthèse sur l’histoire sociale des couleurs en Occident. Sans jamais perdre le fil bleu conducteur, il nous fait passer des conjonctures courtes aux très longues durées et met à mal les explications univoques (une cause matérielle produisant une conséquence idéologique). Il fait servir les disciplines les plus diverses (histoire religieuse, politique, littéraire, artistique, mais aussi économie et technique des teintures, héraldique ou sociologie), à l’illustration de son propos fondamental : « C’est la société qui fait la couleur […] pas l’artiste ou le savant ; encore moins l’appareil biologique de l’être humain ou le spectacle de la nature » (p. 9). Foin donc des causalités simplettes, des « prétendues vérités universelles ou archétypales », et place à « l’histoire mouvante des savoirs ».
2En feuilletant le livre, on appréciera d’emblée la beauté des illustrations, toujours précisément référencées. Puis, au fil de quatre chapitres diachroniques, on suivra sur la longue durée, de l’Antiquité à nos jours, les mutations de la couleur. Ou, plus exactement, des systèmes socio-symboliques qu’elle accompagne, concrétise et organise. La couleur, ça sert d’abord à classer, c’est-à-dire à distinguer et opposer des objets, des fonctions, des personnes. Ce principe structuraliste de base est valable pour tout champ d’étude ; encore faut-il arriver à dégager, de la prolifération du réel documentaire, un système simple, quelques axes et valeurs, un « ordre ». Quel est donc celui des couleurs en Occident ?
– De l’Antiquité au 12e siècle, le système de base est tripolaire : le blanc s’oppose au noir et au rouge, qui est « la » couleur par excellence. Ce très ancien système chromatique sert, par exemple, au regroupement trifonctionnel des classes dans la Rome antique, et on le retrouve au Moyen Âge dans la littérature, les fables, les contes (la plus ancienne version du Chaperon rouge remonterait à l’an mil, p. 82). Le lexique des bleus est, en latin, imprécis et instable. Cela ne veut pas dire que les Romains ne voyaient pas le bleu : la rétine humaine n’a pas changé de structure ! Mais la couleur bleue est « silencieuse », c’est-à-dire non intégrée à un système de valeurs (et plutôt associée aux barbares, Celtes et Germains, p. 27).
– Le bleu change de statut au 11e siècle. Il se fixe, dans l’iconographie, comme couleur du manteau de la Vierge. D’abord religieux et marial, il éclate dans les vitraux gothiques (p. 52). Puis il entre en politique : les armoiries familiales des Capet (fleurs de lys sur fond d’azur) deviennent l’emblème du roi de France vers 1130 (p. 60). Le rouge reste impérial et papal, mais le bleu devient royal : c’est la couleur du légendaire roi Arthur. Sa vogue peut même se mesurer : vers 1200, l’azur n’est présent que dans 5 % des armoiries ; vers 1400, la proportion est de 30% (p. 57). Le rouge a gagné un nouveau contraire (p. 83). Les teinturiers en bleu détrônent, dans la corporation, ceux du rouge (pour une belle « mise en roman » de cette lutte dans l’Albigeois vers 1440, voir M. Bleys, Pastel, Paris, Gallimard, 2000).
– Entre les 15e et 17e siècles, le bleu devient une couleur « morale ». Les lois somptuaires prolifèrent, qui régissent entre autres le vêtement, « premier support de signes dans une société alors en pleine transformation » (p. 88). Il y a des couleurs interdites, et des couleurs prescrites, notamment pour marquer ou stigmatiser. Mais on ne stigmatise pas en bleu : ni prescrit ni interdit, le bleu est libre (p. 93). La Réforme protestante, qui est iconoclaste mais aussi « chromoclaste » (p. 100), assure la promotion du noir vestimentaire. Le bleu en profite et devient une couleur « honnête ». Une nouvelle sensibilité chromatique s’installe : le noir et le blanc quittent l’univers des couleurs. Quand Newton prouve scientifiquement le fait (expérience du prisme, 1666), la mutation culturelle avait anticipé ce changement (p. 208). Et on peut encore voir dans la non-couleur de beaucoup d’objets industriels autour de 1950 (noir des voitures, blanc des appareils ménagers) la marque de cette éthique protestante du capitalisme.
– Enfin, du 18e au 20e siècle, le bleu triomphe. L’invention, vers 1720, de la gravure en couleurs prépare la réorganisation du système autour de la triade rouge/ bleu/ jaune, futures couleurs primaires (p. 121). Les bleus se diversifient. Côté matériel, la guerre des deux bleus tinctoriaux (pastel européen contre indigo exotique) se lit dans les règlementations étatiques et les luttes coloniales. Vers 1710, une fraude commerciale donne naissance à un nouveau pigment, le bleu de Prusse (p. 133). Goethe (Traité des couleurs, 1810), réaffirme contre Newton la forte dimension anthropologique de la couleur : « Une couleur que personne ne regarde n’existe pas » (p. 138). Et c’est lui aussi qui, avec l’habit bleu de Werther (1774), lance le bleu romantique, celui de la « petite fleur bleue » de Novalis, couleur de la mélancolie et du rêve qui aboutira vers 1870 au « blues » anglo-américain.
3Le bleu politique s’affirme d’abord en France : entre 1789 et 1794, il passe des armoiries à la cocarde, de la cocarde au drapeau et aux uniformes. M. Pastoureau détaille l’épisode (p. 141-158), et montre que le tricolore est d’abord celui du drapeau américain, qui procède lui-même du tricolore anglais fixé en 1603. Puis le bleu politique se mondialise en couleur de la paix et de l’entente (ONU, Europe). Côté vestimentaire, le noir se transforme en bleu marine, autour de 1930, sur presque tous les uniformes (marins, mais aussi policiers, pompiers, facteurs, p. 163), et le bleu civil s’impose via le jean (vêtement sage plutôt que rebelle, p. 164-169).
4L’ouvrage se termine sur un assez triste constat : le bleu serait-il, aujourd’hui, « une couleur neutre » ? C’est la couleur préférée de la majorité des adultes, disent les sondages (mais pour bien les interpréter, voir p. 170-174). Autres mutations, la mer est devenue bleue et le bleu devenu froid : « comme nos sociétés occidentales contemporaines » (p. 181). La bibliographie « très sélective » qui clôt l’ouvrage… compte tout de même plus de 150 références ! Parmi elles, le Dictionnaire des mots et expressions de couleurs, d’Annie Mollard-Desfour (Éditions du CNRS). Sortant du bain anthropologique concocté par le maitre-teinturier Pastoureau, l’amateur de mots sera bien armé pour s’orienter avec profit dans le proliférant lexique de la couleur en français.
Pour citer cet article
Référence électronique
Annie Geffroy, « Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur », Mots. Les langages du politique [En ligne], 70 | 2002, mis en ligne le 06 mai 2008, consulté le 06 juin 2015. URL : http://mots.revues.org/9833
Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur
Annie Geffroy
p. 147-149
Référence(s) :
Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2000, 216 p.
Texte intégral en libre accès disponible depuis le 06 mai 2008.
1Après un Dictionnaire des couleurs de notre temps (Bonneton, 1992), et une exploration des Rayures (Le Seuil, 1995), M. Pastoureau nous donne une passionnante synthèse sur l’histoire sociale des couleurs en Occident. Sans jamais perdre le fil bleu conducteur, il nous fait passer des conjonctures courtes aux très longues durées et met à mal les explications univoques (une cause matérielle produisant une conséquence idéologique). Il fait servir les disciplines les plus diverses (histoire religieuse, politique, littéraire, artistique, mais aussi économie et technique des teintures, héraldique ou sociologie), à l’illustration de son propos fondamental : « C’est la société qui fait la couleur […] pas l’artiste ou le savant ; encore moins l’appareil biologique de l’être humain ou le spectacle de la nature » (p. 9). Foin donc des causalités simplettes, des « prétendues vérités universelles ou archétypales », et place à « l’histoire mouvante des savoirs ».
2En feuilletant le livre, on appréciera d’emblée la beauté des illustrations, toujours précisément référencées. Puis, au fil de quatre chapitres diachroniques, on suivra sur la longue durée, de l’Antiquité à nos jours, les mutations de la couleur. Ou, plus exactement, des systèmes socio-symboliques qu’elle accompagne, concrétise et organise. La couleur, ça sert d’abord à classer, c’est-à-dire à distinguer et opposer des objets, des fonctions, des personnes. Ce principe structuraliste de base est valable pour tout champ d’étude ; encore faut-il arriver à dégager, de la prolifération du réel documentaire, un système simple, quelques axes et valeurs, un « ordre ». Quel est donc celui des couleurs en Occident ?
– De l’Antiquité au 12e siècle, le système de base est tripolaire : le blanc s’oppose au noir et au rouge, qui est « la » couleur par excellence. Ce très ancien système chromatique sert, par exemple, au regroupement trifonctionnel des classes dans la Rome antique, et on le retrouve au Moyen Âge dans la littérature, les fables, les contes (la plus ancienne version du Chaperon rouge remonterait à l’an mil, p. 82). Le lexique des bleus est, en latin, imprécis et instable. Cela ne veut pas dire que les Romains ne voyaient pas le bleu : la rétine humaine n’a pas changé de structure ! Mais la couleur bleue est « silencieuse », c’est-à-dire non intégrée à un système de valeurs (et plutôt associée aux barbares, Celtes et Germains, p. 27).
– Le bleu change de statut au 11e siècle. Il se fixe, dans l’iconographie, comme couleur du manteau de la Vierge. D’abord religieux et marial, il éclate dans les vitraux gothiques (p. 52). Puis il entre en politique : les armoiries familiales des Capet (fleurs de lys sur fond d’azur) deviennent l’emblème du roi de France vers 1130 (p. 60). Le rouge reste impérial et papal, mais le bleu devient royal : c’est la couleur du légendaire roi Arthur. Sa vogue peut même se mesurer : vers 1200, l’azur n’est présent que dans 5 % des armoiries ; vers 1400, la proportion est de 30% (p. 57). Le rouge a gagné un nouveau contraire (p. 83). Les teinturiers en bleu détrônent, dans la corporation, ceux du rouge (pour une belle « mise en roman » de cette lutte dans l’Albigeois vers 1440, voir M. Bleys, Pastel, Paris, Gallimard, 2000).
– Entre les 15e et 17e siècles, le bleu devient une couleur « morale ». Les lois somptuaires prolifèrent, qui régissent entre autres le vêtement, « premier support de signes dans une société alors en pleine transformation » (p. 88). Il y a des couleurs interdites, et des couleurs prescrites, notamment pour marquer ou stigmatiser. Mais on ne stigmatise pas en bleu : ni prescrit ni interdit, le bleu est libre (p. 93). La Réforme protestante, qui est iconoclaste mais aussi « chromoclaste » (p. 100), assure la promotion du noir vestimentaire. Le bleu en profite et devient une couleur « honnête ». Une nouvelle sensibilité chromatique s’installe : le noir et le blanc quittent l’univers des couleurs. Quand Newton prouve scientifiquement le fait (expérience du prisme, 1666), la mutation culturelle avait anticipé ce changement (p. 208). Et on peut encore voir dans la non-couleur de beaucoup d’objets industriels autour de 1950 (noir des voitures, blanc des appareils ménagers) la marque de cette éthique protestante du capitalisme.
– Enfin, du 18e au 20e siècle, le bleu triomphe. L’invention, vers 1720, de la gravure en couleurs prépare la réorganisation du système autour de la triade rouge/ bleu/ jaune, futures couleurs primaires (p. 121). Les bleus se diversifient. Côté matériel, la guerre des deux bleus tinctoriaux (pastel européen contre indigo exotique) se lit dans les règlementations étatiques et les luttes coloniales. Vers 1710, une fraude commerciale donne naissance à un nouveau pigment, le bleu de Prusse (p. 133). Goethe (Traité des couleurs, 1810), réaffirme contre Newton la forte dimension anthropologique de la couleur : « Une couleur que personne ne regarde n’existe pas » (p. 138). Et c’est lui aussi qui, avec l’habit bleu de Werther (1774), lance le bleu romantique, celui de la « petite fleur bleue » de Novalis, couleur de la mélancolie et du rêve qui aboutira vers 1870 au « blues » anglo-américain.
3Le bleu politique s’affirme d’abord en France : entre 1789 et 1794, il passe des armoiries à la cocarde, de la cocarde au drapeau et aux uniformes. M. Pastoureau détaille l’épisode (p. 141-158), et montre que le tricolore est d’abord celui du drapeau américain, qui procède lui-même du tricolore anglais fixé en 1603. Puis le bleu politique se mondialise en couleur de la paix et de l’entente (ONU, Europe). Côté vestimentaire, le noir se transforme en bleu marine, autour de 1930, sur presque tous les uniformes (marins, mais aussi policiers, pompiers, facteurs, p. 163), et le bleu civil s’impose via le jean (vêtement sage plutôt que rebelle, p. 164-169).
4L’ouvrage se termine sur un assez triste constat : le bleu serait-il, aujourd’hui, « une couleur neutre » ? C’est la couleur préférée de la majorité des adultes, disent les sondages (mais pour bien les interpréter, voir p. 170-174). Autres mutations, la mer est devenue bleue et le bleu devenu froid : « comme nos sociétés occidentales contemporaines » (p. 181). La bibliographie « très sélective » qui clôt l’ouvrage… compte tout de même plus de 150 références ! Parmi elles, le Dictionnaire des mots et expressions de couleurs, d’Annie Mollard-Desfour (Éditions du CNRS). Sortant du bain anthropologique concocté par le maitre-teinturier Pastoureau, l’amateur de mots sera bien armé pour s’orienter avec profit dans le proliférant lexique de la couleur en français.
Pour citer cet article
Référence électronique
Annie Geffroy, « Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur », Mots. Les langages du politique [En ligne], 70 | 2002, mis en ligne le 06 mai 2008, consulté le 06 juin 2015. URL : http://mots.revues.org/9833